
Vert et florissant
172 p.
Date de publication : 15/3/2005
ISBN : 2-9700444-2-0
Prix : 15.00 €
Le titre Vert et florissant… est une allusion à la réplique de Méphistophélès dans le Faust de Goethe : « La théorie est grise et sèche, mais vert et florissant est l’arbre de la vie… »
Vert et florissant… se présente comme un monologue. Le narrateur nous plonge d’emblée dans le récit de ses aventures d’espionnage et de contre-espionnage. Son interlocuteur – un jeune admirateur – n’a pas droit au texte et on ne devine ses réponses qu’à travers les commentaires du narrateur. Celui-ci est un intarissable bavard qui se complaît dans les digressions et les conclusions les plus paradoxales. Dans un style très drôle et décousu, qui abuse des tournures surfaites, il nous mène en Suisse, en Roumanie, passe par le Liban. Dès les premières pages, le lecteur est incrédule. Mais cette incrédulité même nous permet de percevoir, au-delà de ces fantasmes, une Europe centrale pétrie de clichés, conventionnelle et portée sur la théorie. Une Europe centrale confite où le mythe du héros manque singulièrement d’idéal et de moralité.
Dans la dernière partie du livre, le narrateur évoque une mission qui l’a profondément marqué dans une région reculée des Carpates – la Slovaquie. Ce passage présente, dans un condensé délirant, tous les problèmes de la formation d’une identité slovaque au cours du vingtième siècle. De ce « peuple de bergers » que la politique hongroise avait pratiquement privé de ses élites émerge soudain une nation moderne, censée assimiler les idéaux et les écueils du nationalisme et du communisme. Le personnage de la vachère qui devient « maîtresse de conférence » à l’université de Bratislava est symptomatique des contradictions de cette renaissance. Mais le simple fait que les Slovaques existent est, comme le dit Pavel Vilikovsky, leur plus beau titre de gloire.
Les débuts, dites-vous, les premiers pas ? Vous n’imaginez pas comme j’étais beau, à l’époque ! Un visage pâle, c’était la mode, une moustache claire, un vrai duvet… Je n’avais pas encore beaucoup de poils au visage ; je commençais donc comme amant du colonel Alfredl.
Vous connaissez son histoire, évidemment, mais vous en connaissez une version différente. Je ne dis pas que je me rappelle tous les détails, cela fait… neuf et deux font seize, soixante et un ans? Devant un jeune homme la vie ouvre tous les chemins… en l’occurrence, pour ne pas exagérer, au moins deux. Tout compte fait, à l’époque, je n’étais pas encore porté sur les femmes, cette manie m’a pris plus tard, au cours du service actif, et le colonel n’y est pour rien.
Alors quand on m’a dit : dans l’intérêt suprême de la patrie, au nom des sacro-saintes traditions chrétiennes, incarnées dans la couronne impériale et royale… J’ai été convoqué par le K.u.K. en personne, c’est ainsi que nous l’appelions, commandant de la troisième, ou était-ce la cinquième, trois et cinq, de la huitième section. Il se tenait debout, le dos tourné à la porte, la jalousie était baissée… elle descendait toute seule, il suffisait de pousser la poignée de la porte ; la remonter était plus difficile, soit dit entre nous.
Bref, le K.u.K. en personne… ça se lit comme ça s’écrit… on ne lit pas les points, évidemment, on ne fait que baisser la voix ; l’homme ne se souvient pas de tout, mais les choses fondamentales, comme par exemple baisser la voix à la fin de la phrase, passent dans le sang. Il s’agissait de la section des renseignements… mais je l’ai déjà dit. Mon cher garçon, c’est ainsi qu’il m’appelait chaque fois que nous nous trouvions en tête à tête ; il m’a pris amicalement par le cou, se tenant tout près – je sentais les poils vibrer dans son nez –, et sa main tripotait mon épaule. J’avais des épaules solides… tâtez-y pour voir, encore aujourd’hui, tâtez-y donc. Je m’entraînais avec la méthode Sandow.
Sandow, vous ne devez pas le savoir, était un homme malingre qui depuis sa naissance souffrait de rachitisme, de syphilis, de scorbut, de rhume des foins et de je ne sais plus quoi encore. Ses camarades de classe, vous savez comment sont les enfants, se moquaient de lui… vous n’avez pas lu ça ? Pour vous épargner… Ensuite il s’est mis à faire des exercices et un beau jour, de son seul bras gauche, il a soulevé son professeur avec l’estrade et le tableau noir. Il ne faut pas oublier, bien sûr, qu’à l’époque, les professeurs étaient bien nourris… la fonction publique, la retraite assurée. C’était pendant le cours de mathématiques, je m’en souviens comme si c’était hier… Un excellent livre.
Maîtriser sa sensualité, c’est résister à la tentation. Je simplifie un peu. Prenez-le comme une ellipse poétique. Aimer un homme… pourquoi pas ; serait-ce un être inférieur ? Je veux dire du strict point de vue de la valeur. Mais passons. La première chose, c’est d’oublier l’amour, sauf, bien sûr, l’amour suprême, celui de l’idée. Entre nous, c’est comme sucer son pouce, au pire, son gros orteil. La pièce embaumait une fine odeur de parfum Katharsis, pas le bureau de renseignements, je parle d’une autre pièce, les murs recouverts de cuir rouge brillaient comme le sang dans une plaie béante.
Mon colonel, m’écriai-je, écoutez un homme malheureux ! Misérable serait plus joli mais je le garde pour mon commerce avec Dieu. Les sentiments que je plaçai dans ces paroles – fontaines cristallines jaillissant de l’âme d’un adolescent… cet adolescent c’est moi, en tout cas je le fus… en pleine éclosion –, et un désespoir sincère firent rougir mon visage, d’habitude si pâle. Et même une larme apparut au coin de mon œil. Lui, il avait deux yeux ; de ce côté il était normal. Le verre de son monocle brillait d’un reflet métallique, froid ; il était, vous vous en doutez, à l’épreuve des balles.
Mon colonel, mes paroles étaient empreintes d’une émotion profonde, écoutez un homme misérable… je veux dire malheureux. Depuis longtemps je lutte contre les sentiments qui provoquent le désarroi dans mon âme et me déchirent en deux ; moi qui depuis l’éternité…
Halte-là, dit le colonel, et d’un seul geste impérieux de sa main habituée à donner des ordres… il avait des mains fines avec des ongles longs et soignés, une grande bague en or à l’auriculaire gauche. La trahison est passible de mort. Où en étions-nous ? La main se posa en douceur sur mon épaule et sous son contact scrutateur, frémissantes prémices d’une entente à venir, je découvris une étrange ressemblance, concours de circonstances, diriez-vous peut-être, mais une ressemblance par trop étonnante pour ne pas éveiller dans mon esprit une idée qui tout d’abord me parut blasphématoire. La main qui se faisait lourde sur mon épaule… pour la bague j’ai eu plus tard 300 couronnes au mont-de-piété, et il faut se rappeler que contre 10 couronnes vous aviez alors une paire de chaussures correctes. Un kilo de saindoux de premier choix valait trois couronnes… ou bien sept ? Sept et trois, septante-trois. Le sept est un chiffre porte-bonheur dans beaucoup de pays.
Avant d’aborder la chose qui, comme je le vois, préoccupe particulièrement votre cœur, et en disant ces mots, le colonel posa délicatement ses doigts fins à l’endroit où sous ma chemise en soie bleue battait le plus humain des muscles. Non, je ne pense pas à celui que vous imaginez, je parle de celui en haut à gauche. Avant toute chose donc, reprit le colonel avec un petit sourire qui se dressait entre moi et ses véritables pensées comme un rideau léger mais néanmoins opaque, débarrassons-nous de ces habits formels qui manifestement nous rappellent nos positions et contraintes sociales, et permettez-moi de vous inviter dans mon petit salon et de vous offrir un rafraîchissement frugal que les aléas ont rassemblé dans l’austère logis d’un vieux garçon.
En disant ces mots il me faisait pénétrer dans les entrailles de son appartement, arrangé avec un luxe inhabituel, voire stupéfiant, même pour l’époque...
